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La faute à nos pères ?

 


Mon fils avait 5 ans lorsque son vitiligo a débuté : sur cet enfant de couleur, puisque son père est un Noir américain, des taches blanches sont apparues, signes d'une dépigmentation de l'épiderme. Selon les spécialistes consultés à l'époque, le mal était incurable, irréversible. Des années plus tard, raconte Frieda, une belle et grande femme, j'ai consulté Corinne Bisseliches, une psychogénéalogiste. Je voulais comprendre les raisons de mon mal-être, sortir des vagues de dépression qui me submergeaient. J'avais le sentiment qu'il me fallait remonter dans mon histoire familiale pour me libérer de problèmes qui étaient ceux de mes ancêtres, plutôt que les miens. Un jour, avec la thérapeute, nous avons parlé de mon fils et cherché ce qui, dans le passé, aurait pu expliquer sa maladie... Regardez sa photo : il vient d'avoir 13 ans et, en dehors d'une minuscule petite tache plus claire sur le front, il ressemble à nouveau à son père. »Le grand-père paternel de Frieda était né, en Pologne, dans une famille juive où tous les garçons mouraient avant l'âge de 13 ans. Pour protéger le bébé qui venait de naître, ses parents consultèrent un rabbin : « Habillez-le de blanc jusqu'à ses 13 ans et nommez-le Haïm (vie, en hébreu) », conseilla-t-il. L'enfant survécut. Le fils de Frieda, qui porte le prénom de cet ancêtre, s'était-il lui aussi drapé de blanc, de crainte de mourir ou par fidélitéà son aïeul ? Pour incroyables, naïves ou « simplistes » qu'elles puissent paraître, les histoires de ce type sont légion parmi ceux qui ont choisi la voie de la psychothérapie transgénérationnelle. Comme pour la psychogénéalogie, dans cette thérapie, l'exploration du passé familial est essentielle : plusieurs générations (au moins trois) et leurs liens avec le présent peuvent être explorés. Souvent, l'individu y découvre des coïncidences étonnantes et des fragments de vie qui semblent se reproduire à l'identique.

 

« Les parents n'ont pas toujours le contrôle de ce qu'ils transmettent : certaines choses, bonnes ou mauvaises, passent en dépit de leur volonté, explique Christine Vander Borght, psychologue et psychothérapeute. Parfois, les secrets de famille préservent l'espace intime et sont structurants. Parfois, ils peuvent être toxiques. Tout ce qui peut ternir une image sociale, tout ce qui est porteur de honte, de trahison, de parjure, de maladies jugées honteuses, de phénomènes ressentis comme une tare va faire partie de ces transmissions difficiles. La première génération est dans le non-dit, le silence qui participe à un processus d'autoprotection. Des trous s'installent dans la communication, avec des zones d'ombre dans la parole. A la génération suivante, le secret est enfoui : le mystère s'installe. Puis c'est un peu comme si un fantôme hantait les générations ultérieures. Le secret risque alors de rendre malades les nouvelles générations ou de les emprisonner dans ces mystères si bien gardés. »

 

Soyons clair : la psychogénéalogie n'explique et ne résout pas tout. « Mais c'est une entrée qui a fait ses preuves, assure la psychothérapeute. Ainsi, lorsqu'il y a effectivement un secret de famille, cette approche permet de dénouer divers éléments. Il ne s'agit pas de refaire l'histoire, car nul ne peut la changer. Cependant, le regard qu'on lui porte alors aide à installer une mise à distance. Ce recul autorise enfin la personne à s'approprier sa propre histoire, sans plus porter les problèmes des autres. Le travail thérapeutique porte sur ce qui agit à notre insu et provoque des répétitions. Il montre, aussi, qu'il n'existe pas de problème irréparable... »

 

« En général, les gens font appel à des psychogénéalogistes lorsque les divers mécanismes d'adaptation qu'ils avaient élaborés jusqu'alors pour gérer leurs problèmes ne fonctionnent plus, rappelle Christine Vander Borght. Souvent, il suffit que le passé soit raconté et transmis en famille. Quand les histoires familiales se dénouent en thérapie, cela paraît magique. Mais ce ne l'est pas ! » Simplement, un soulagement s'installe et le travail thérapeutique peut commencer, pour permettre de ne plus porter les problèmes des autres. La thérapeute se souvient ainsi d'une mère dont la soeur était décédée durant l'enfance et qui vivait un très lourd conflit avec son propre fils. « Il allait très mal : travailler le passé a sans doute permis de le sortir d'une certaine logique suicidaire dans laquelle le poids des générations précédentes jouait un grand rôle. »
« Certaines familles présentent plus de risques que d'autres, probablement parce que, dans leur parcours, on relève davantage d'éléments difficiles : leur arbre généalogique devient dès lors pathogène, assure Corinne Bisseliches. En fait, les traumatismes peuvent se transmettre de génération en génération. Comme les yeux bleus : des enfants en héritent, d'autres pas. » Au sein d'une même famille donc, tout le monde ne porte pas forcément de la même manière le poids des différents épisodes du passé. Tout dépend du ressenti de chacun et de sa place, aussi, au coeur de la famille. Cette thérapeute raconte ainsi le cas d'une femme, seule parmi ses frères et soeurs à ne pas avoir été frappée par son père durant l'enfance. Petite, elle était très fragile et son père craignait de la tuer s'il la touchait. Devenue adulte, elle avait « remboursé» ses dettes supposées à l'égard de ses frères et soeurs. Et, toute sa vie, elle s'était donné des coups. « La base de la fondation de chacun, c'est son passé. Pourtant, quel qu'il soit, affirme Corinne Bisseliches, il est possible de s'en libérer, de comprendre que certains manquements sont le fait des ancêtres. Accepter de leur pardonner, c'est ne plus s'en rendre coresponsables. C'est aussi s'accepter soi, avec ses qualités, ses défauts, et devenir l'acteur de sa vie. »

 

Encore faut-il, auparavant, retrouver les éléments enfouis sous le secret : pour ce faire, le psychodrame, avec une mise en scène théâtralisée, est une technique souvent utilisée. Mais il existe d'autres moyens pour tenter de « remonter le temps » et de s'en guérir. Ainsi, les clients de Corinne Bisseliches sont souvent incités à écrire une lettre à certains de leurs ancêtres. Ils rédigent ensuite eux-mêmes la missive de réaction de cet aïeul. Puis leur propre réponse. « Le but est d'être acteur, dans le processus de guérison, sous le regard d'un thérapeute bienveillant, explique-t-elle. Cependant, on ne travaille que ce que la personne est prête à aborder, car chaque pas représente souvent beaucoup de remises en cause pour elle, dans sa perception du monde. »

 

Savoir d'où l'on vient permet de grandir et de prendre sa place dans la lignée humaine, souligne encore Christine Vander Borght. Mylène (prénom d'emprunt) ne pense pas autrement. Remonter dans son passé, avec le soutien de Corinne Bisseliches, est loin d'avoir été un long fleuve tranquille. Parfois, son travail a été celui d'une véritable enquêtrice, obligée de pénétrer dans les méandres embrouillés de l'histoire parentale. Outre ce qu'elle a découvert lors de ses recherches, elle a établi des liens entre des éléments connus dont elle avait toujours refusé de comprendre le sens. A présent, ils lui paraissent pourtant évidents.

 

Elle sait donc, désormais, que sa demi-soeur est née, pendant la guerre, d'une histoire d'amour entre sa mère et un Allemand. Mais sa soeur refuse d'entendre cette révélation... Mylène s'est aussi libérée du poids de demi-frères et demi-soeurs morts. Et elle a, finalement, pardonné à ses parents la « drôle » d'enfance qu'ils lui avaient donnée, leurs absences et leurs présences. De manière ahurissante, les découvertes successives de cette femme plutôt « enrobée » se sont accompagnées d'un amaigrissement spectaculaire. « Au début, raconte-t-elle, je perdais un kilo par jour, sans rien faire. Je sais à présent que je n'avais simplement plus besoin de me protéger sous la graisse. La nourriture avait d'ailleurs cessé de m'intéresser. » Au fur et à mesure que sa thérapie se poursuit, divers problèmes dermatologiques qui l'empoisonnaient depuis des années disparaissent également. « Les mensonges, les trucs, les combines dont j'ai usé toute ma vie n'ont plus de sens non plus : c'est une nouvelle femme qui naît, à plus de 50 ans, en paix avec son passé. » Comme on choisirait les plus belles branches d'un arbre pour s'appuyer, grimper, s'asseoir. Et regarder, enfin, l'horizon qu'on s'est choisi.

 

Pascale Gruber

Vif L’express 2 septembre 2004